En cette époque de guerre de l’information, comment pouvons-nous mesurer l’influence qu’ont ces longues heures passées chaque jour sur nos écrans ? Cet article présente un modèle conceptuel et de nouvelles unités héritées de la mécanique permettant d’évaluer la puissance informationnelle qu’un contenu, transitant de manière invisible via les câbles ou les ondes, produit dès lors qu’il est distribué.
Commençons par nous souvenir d’un homme vivant au 18ème siècle : ce qu’il voyait, entendait et lisait est très différent de ce que nous vivons aujourd’hui. Lui était à la recherche de réponses à toutes les questions qu’il se posait – et elles étaient nombreuses ; nous sommes aujourd’hui plutôt à recevoir des réponses à des questions que nous ne nous posons pas encore. Lui naviguait en plein mystère même s’il connaissait la couleur des fleurs d’une salade montée en graines, ce que la plupart d’entre nous ignore aujourd’hui.
Chercher des réponses versus recevoir des réponses
Les cartes du monde ou cartes mentales sont faites pour naviguer sur Terre. Ce sont des constructions qui représentent notre perception du monde. Le philosophe Alfred Korzybski (1879-1950) prévient : “la carte n’est pas le territoire” et René Magritte le confirme à sa manière avec “ceci n’est pas une pipe”. Fruit de nos expériences passées, elles sont propres à chacun d’entre nous. Nous y retrouvons des croyances, des certitudes, des évidences, des expériences, des valeurs, des préjugés, des connaissances, des idées … que nous appellerons toutes ici des ‘propositions’.
On observe qu’un certain nombre de propositions sont personnelles et d’autres sont liées à des groupes. En d’autres mots, la carte du monde a plusieurs strates. Voici quelques exemples de propositions présentées par strates :
– sur la strate personnelle, la proposition “il ne faut jamais baisser les bras”,
– sur la strate familiale, la proposition “je dois ranger ma chambre”,
– sur la strate liée à la société pour laquelle je travaille, la proposition “il est utile et nécessaire de bien classer ses documents”,
– sur la strate sociale à laquelle j’appartiens, la proposition “la démocratie est le meilleur modèle de société”,
– et, sur la strate mondiale, la proposition “l’activité humaine a atteint un tel stade de développement qu’elle change le climat de la planète”.
Toutes ces propositions peuvent évoluer et donc se déplacer sur une strate de notre carte mentale au cours de la vie. Par exemple certains ont la proposition “il est utile et nécessaire de bien classer ses documents” sur leur carte du monde, pour d’autres cette proposition est toujours dans les starting blocks.
Convenons que nos cartes du monde sont un peu à l’image des cartes topographiques dont les dimensions seraient ici :
- Dimension Proposition (P) : C’est la dimension cognitive de la proposition. L’échelle va de 0 (pas au courant) à 10 (pleinement informé).
- Dimension Avis (A) : C’est la dimension émotionnelle de la proposition. L’échelle va de -10 (proposition entièrement rejetée) à 10 (pleinement convaincu) en passant par 0 (pas d’avis).
- Dimension Engagement (E) : C’est la dimension comportementale de la proposition lorsque la conviction en la proposition se traduit par une volonté d’investir de l’énergie et des ressources personnelles. L’échelle va de 0 (aucun engagement) à 10 (engagement fort).
Pour exemple, celui qui gère avec grand soin votre documentation et vos archives a probablement la proposition “il est utile et nécessaire de bien classer ses documents” localisée à des coordonnées (P=10, A=+10, E=10) alors que celui qui vient juste de classer un document dans le premier dossier venu aura la même proposition localisée à des coordonnées (P=0, A=0, E=0) sur sa carte du monde.
Convenons maintenant qu’un contenu est la forme élaborée et structurée d’une information. Par ‘contenu’, on entend par exemple
– la lettre d’un ami relatant ses conditions de vie,
– un reportage télévisé,
– une formation sur une procédure,
– un entretien avec son supérieur hiérarchique
– le tweet d’un influenceur.
Le contenu est destiné à être consommé par un public mais il est aussi généralement conçu pour avoir de l’impact sur ce public et plus spécifiquement sur une proposition particulière présente sur les cartes mentales de ce public. L’enjeu de la publication d’un contenu sera de déplacer une proposition sur les cartes du monde, par exemple de faire comprendre l’utilité de classer ses documents en déplaçant la proposition “il est utile et nécessaire de bien classer ses documents” le long des axes P, A et E.
Un contenu informationnel est une énergie qui, lorsqu’elle nous atteint, déplace une proposition sur notre carte du monde.
C’est le cœur de la proposition de cet article ; il n’est plus question de considérer l’information comme quelque chose de statique, comme un livre sur une étagère, ou comme un actif dont le poids est mesuré en KBytes. Il est question ici de traduire cette masse de Bytes en une énergie qui réalise un travail et, pour ce faire, d’introduire de nouvelles unités.
Convenons que le déplacement (D) d’une proposition peut se mesurer comme suit :
D (iM) = ∣ΔP∣ + ∣ΔA∣ + ∣ΔE∣
Pour mesurer l’impact d’un contenu, on peut faire le parallèle avec la définition du travail et de la puissance en mécanique.
Au niveau de la physique :
- un Newton (N) est l’unité de mesure de force correspondant à une accélération de 1 mètre seconde communiqué à une masse de 1 Kg
- un Joule (J) correspond au travail fourni par une force de 1 Newton qui, luttant contre la friction, déplace un objet sur une distance de 1 mètre
- un Watt (W) correspond à un Joule par seconde
Au niveau de l’information, définissons alors :
- un infoNewton (iN) comme la force informationnelle d’un like 👍
- Un infoJoule (iJ) comme le travail fourni par un contenu (C) de force informationnelle de 1 infoNewton (iN) qui, luttant contre la résistance au changement, déplace une proposition d’un infoMètre (iM) sur la carte du monde d’une personne
- Un infoWatt (iW) comme un infoJoule par jour
Par comparaison, on peut ensuite attribuer des quantités types de force informationnelle à différents contenus types :
– Un post = 3 iN
– Un article de blog = 5 iN
– Une communication en personne = 8 iN
– Une réponse à une question personnelle fournie par un chatbot IA = 15 iN
Il est important de clarifier que les valeurs de force informationnelle attribuées ici aux contenus sont des repères conceptuels et non des chiffres issus d’une recherche empirique. Les valeurs donnent une idée de l’énergie transférée à une proposition sur la carte du monde d’une personne. Bien que cet impact soit, bien sûr, très personnel et fonction de la confiance attribuée à l’émetteur, on indique ici des valeurs à des fins de démonstration.
Nous avons à ce stade tous les composants pour calculer la Puissance Informationnelle de la publication d’un contenu. Le processus de calcul est le suivant :
- Premièrement, nous calculons le travail sur une personne (en infoJoules) en multipliant la force du contenu (C) par la distance cognitive parcourue (D) : Travail sur une Personne (iJ) = C (iN) * D (iM).
- Ensuite, nous trouvons le travail total sur une audience en multipliant cet impact individuel par l’audience (N) atteinte.
- Enfin, nous déterminons la Puissance (en infoWatt) en divisant le travail total par le temps de diffusion (t) en jours.
Ceci fournit un modèle conceptuel avec de nouvelles unités pour évaluer l’impact de la publication d’un contenu. C’est un modèle et comme tous les modèles, il est imparfait, mais heureusement utilisable. Ce modèle peut déjà servir pour se faire une idée de l’impact d’un contenu quand il est diffusé via un canal donné, ou pour se faire une idée de l’impact ou pour évaluer la Puissance Informationnelle d’une école, d’une église, d’un journal, d’une chaîne TV tout ceci en Kilo ou Méga infoWatt.
A faire quelques calculs avec ce modèle, on se rend vite compte que l’infrastructure digitale construite depuis quelques décennies seulement permet aujourd’hui à quelques personnes ou institutions non démocratiques de devenir des pôles d’influence mondiaux avec des Giga infoWatt ayant la capacité à amplifier voire même à supprimer certaines propositions, modifiant ainsi la carte mentale collective.
Quand on calcule la Puissance Informationnelle d’un influenceur avec 225 millions d’abonnés ou d’un chatbot IA avec bientôt un milliard d’utilisateurs, on comprend la valorisation boursière des réseaux sociaux et d’OpenAI. Et quand on sait que certains États investissent chaque année deux milliards d’Euros en désinformation, on devrait sérieusement se soucier de l’impact que cela pourrait avoir. Par ailleurs, quelle influence reste encore à un syndicat avec ses 3.000 membres et à sa feuille de chou trimestrielle?
Quand on peut mesurer l’influence de l’information, cette énergie qui nous irradie en permanence et qui influence chacun de nos actes, on met en évidence les déséquilibres de pouvoir. Sa quantification est la première étape vers la création de politiques et de régulations.
Marc Ansoult
Sept 2025